Sur le banc des prévenus, un juge « banni de la justice ». Il comparaît début juin 2016 devant le tribunal correctionnel de Paris pour corruption et trafic d’influence.
Une poignée d’entrepreneurs qui grenouillaient autour de lui dix ans plus tôt dans le Pas-de-Calais comparaissent à ses côtés comme intermédiaires ou bénéficiaires supposés.
Dès les premières minutes du procès, l’un d’eux plante le décors par un lapsus à l’accent du nord : « On était convoqués chez le chti. Pardon ! Chez le psy »…

Le juge Pichoff se lève.
Derrière sa cravate à pois, c’est un petit homme de 64 ans, au visage rougi, au regard bleu délavé.
Dans les années 2000, il était Président de la chambre correctionnelle de Béthune. Il s’était bâti une réputation de magistrat à l’écoute, indulgent, « toujours prêt à remplacer ses collègues ». Mais en 2010, fin de carrière : le Conseil supérieur de la magistrature le pousse à la retraite.
On le soupçonne aujourd’hui d’avoir touché des pots de vin, soit pour arranger un jugement – c’est la corruption – , soit pour influencer d’autres magistrats – c’est le trafic d’influence.
« La preuve est très difficile à apporter, rappelle Me Corbon. Il faut réussir à démontrer la provenance des fonds, l’arrivée des fonds et l’existence de contre-parties. »
Le président, Olivier Geron, s’attaque d’abord au plus grave, le « pacte de corruption ».

« Je craque »

Cette histoire, c’est un policier qui la raconte au tribunal. Il la tient lui-même d’un indic, resté anonyme. La scène se déroule sur le parking d’un hôtel autoroutier, à l’embranchement d’Hénin-Beaumont, un dimanche soir d’avril 2010.  Il fait déjà nuit. Une voiture est stationnée. A l’intérieur, un homme attend. Il s’appelle Karim Ould-Djelloul. Il est entrepreneur en BTP. Après quelques minutes, une autre voiture se gare, c’est une Jaguar, la voiture du juge Pichoff. Karim Ould-Djelloul rejoint le juge. Il lui remet une enveloppe : 3 000 € en liquide. Puis les deux hommes se séparent. Leurs véhicules quittent le parking, chacun dans sa direction.
Voilà ce que l’indic a révélé au policier.

À la même période, fin avril, début mai 2010, Karim Ould-Djelloul, l’homme qui aurait donné l’enveloppe, est jugé pour vol et escroquerie devant le tribunal correctionnel de Béthune. Un tribunal présidé par… le juge Pichoff.

Karim Ould-Djelloul est lourdement condamné. Mais il obtient un aménagement notable : une confusion de ses différentes peines. Elles ne se cumuleront pas ; elle se confondront en une seule et même peine.

Placé en garde à vue, Pierre Pichoff est interrogé. Il nie. Mais après une nuit au cachot, il s’effondre, et il avoue partiellement. Et puis il se reprend, et il se rétracte. Il doit s’en expliquer à la barre :

« Avec les toxicos à côté, je ne ferme pas l’œil de la nuit. Tout s’écroule autour de moi : ma carrière, ma vie conjugale. Le lendemain, je craque. J’accouche d’une version suscitée par les policiers. »

Il reconnaît aujourd’hui avoir conseillé Karim Ould-Djelloul. Pas sur son procès mais sur sa situation fiscale, et sur rien d’autre. Pichoff, conseiller fiscal ? La nouvelle version laisse le tribunal sceptique.

Interrogé par le président, Karim Ould-Djelloul nie lui aussi toute tentative de corruption.
Il veut démasquer l’indic, sur qui repose toute l’histoire :  « Un clandestin qui donnait toutes sortes d’informations pour avoir ses papiers. Il est connu pour escroquerie, vol de voiture ». Karim Ould-Djelloul livre même son nom, à toutes fins utiles.

« Il ne fait que parler, c’est un mytho »

Espérant y voir plus clair, le président interroge un personnage clef, l’homme qui a mis le juge en contact avec Karim Ould-Djelloul : José Lefrère, 57 ans, « chargé d’affaires en bâtiment et métallurgie ».
Avec ses petits yeux insaisissables, son crâne tout lisse et son physique de toupie, l’homme est inquiet. Et pour cause : il apparaît dans tous les volets de l’affaire.
Lui et Pichoff, se sont rencontrés au bistrot, en 2006.

Le président s’étonne : « Pourquoi diable avez-vous servi d’intermédiaire ? Pourquoi avoir assisté à l’audience de Karim Ould-Djelloul ? » . José Lefrère enchaîne à toute allure des bouts d’explications : une BMW à vendre, un prêt pas remboursé, une mise à récupérer… On n’y comprend rien mais le président insiste. José Lefrère panique et improvise de plus belle :

« Comment j’aurais pu savoir que Karim Ould-Djelloul aurait affaire à la justice ? J’assiste à beaucoup d’audiences. J’aime bien la justice. Mais je ne vais quand même pas jouer les juges et les avocats. Le code pénal, je le connais, j’ai lu les 36 000 pages… »

José Lefrère s’enfère.

José Lefrère se noie dans sa logorrhée. Il vole la vedette au juge Pichoff. Le tribunal est sidéré. Son avocate, Me Calzia, se tait. Karim Ould-Djelloul n’en peut plus :

« Je pensais qu’il pourrait m’apporter une solution et comme solution, j’ai tout perdu. C’est un mytho, il ne fait que parler. »

Et l’examen de la première histoire de corruption se termine là-dessus.

Trafic d’influence à Hénin-Beaumont

Le deuxième jour d’audience nous plonge dans le cœur noir du bassin houiller. En 2008, l’hôtel de ville d’Hénin-Beaumont est perquisitionné, le maire, Gérard Dalongeville, écroué. Il est soupçonné de corruption, détournement de fonds publics, favoritisme… La déflagration emporte la municipalité socialiste et ouvre les portes de la mairie au Front national.

Du fond de sa cellule, Gérard Dalongeville accuse deux entrepreneurs, Guy Mollet et Jean-Marc Bouche, d’avoir proposé au juge Pichoff un arrangement. « C’est un juge qu’on achète », balance Gérard Dalongeville aux policiers. Il précise que la rencontre entre Bouche, Mollet et le juge Pichoff aurait eu lieu en novembre 2010 au cours de la soirée d’inauguration de l’entreprise de Karim Ould-Djelloul – encore lui.

Révélation ou intox ? Le tribunal prend le temps d’examiner le bornage téléphonique des prévenus. Âgés de 57 à 67 ans, ils nient comme des adolescents : « C’était sur ma route pour rentrer à la maison », explique Guy Mollet. « Je suis allé déposer des documents dans une société voisine », raconte Jean-Marc Bouche. « À l’inauguration, je visite les locaux. Je ne connais personne », prétend Pierre Pichoff. Ces témoignages de guingois concordent sur un point, la même défiance envers l’ancien maire d’Hénin-Beaumont :

« M. Dalongeville, c’est un malin ! Vous n’êtes pas sans ignorer la loi Perben II sur les repentis ? Il fait tout pour sortir de prison… », suggère Jean-Marc Bouche. « Tout ça c’était du baratin ! Il voulait foutre le bordel », renchérit Guy Mollet.

Les comptes bancaires révèlent que deux ans plus tôt, en février 2009, Guy Mollet émettait un chèque de 10 000 € encaissé par… José Lefrère, qui versait ensuite 15 000 € au juge Pichoff. Uniquement des investissements, des prêts, jurent-ils en chœur. Et José Lefrère, l’intermédiaire, déboule à nouveau dans l’arène.

Avocats et prévenus voient en lui le bouc-émissaire idéal : agaçant et vulnérable. Plus Lefrère se débat, plus ils cognent, tel Me Schwerdorffer : « Vous servez-vous de votre amitié avec un juge pour promettre et obtenir des choses ? Vous servez-vous de votre amitié pour menacer ? »
José Lefrère, tête baissée, semble KO quelques secondes puis : « Non ! Et je vais vous expliquer pourquoi… » et se perd à nouveau dans un récit sans queue ni tête.

« Le moteur de la corruption »

Le procureur, Grégory Weill, feint de s’interroger : « En voyant les uns et les autres s’accuser, se mentir, se dédire, y compris Pierre Pichoff, je me demande : comment en est-il arrivé là ? » Avant de trouver une réponse, un mobile : « Il s’est lui-même plongé dans un milieu corrupteur à la recherche d’argent qui lui faisait défaut. »

Le procureur rappelle les 3 000 € échangés sur le parking. « Avec Karim Ould-Djelloul, le pacte de corruption est conclu dès le premier rendez-vous. Même si Pierre Pichoff a « laissé aller les choses », ces faits sont constitutifs de corruption, car il s’est abstenu d’empêcher un acte de corruption. »

Autre épisode, la « rencontre occulte » entre Guy Mollet, Jean-Marc Bouche et le magistrat le 8 novembre 2010 : « On se paie l’influence réelle ou supposée du juge sur les procédures d’Hénin-Beaumont. »

Pour décrire le système des intermédiaires bancaires, des chèques, le procureur cite une écoute téléphonique de José Lefrère, qui parle trop : « Je lui aurais donné des espèces : j’aurais été emmerdé s’il refuse ! Avec les chèques, là, il est dans la merde. »

Pour Pierre Pichoff, le procureur requiert trois ans de prison ferme, l’interdiction d’exercer une fonction publique et une amende à l’appréciation du tribunal. Trois ans fermes et 30 000 € d’amende pour son « binôme » José Lefrère. Deux ans fermes et jusqu’à 30 000 € d’amende pour les six autres prévenus.

« Ils étaient du même milieu. Et alors ? »

Les plaidoiries sont aussi féroces que le réquisitoire. « C’est compliqué de juger M. Pichoff parce que c’est compliqué de juger un juge », alerte Me Schwerdorffer.
L’interrogatoire de personnalité a dressé le portrait d’un juge à la dérive : l’alcool, le turf, le divorce…
Les premières sanctions du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) critiquant ses écarts avec la déontologie tombent en 1997. Le juge exerçait alors à Reims, présidait le Lions Club et ne buvait que du champagne. « Mais nous ne sommes pas le Conseil supérieur de la magistrature. Nous ne sommes pas là pour déterminer si c’est un bon juge. Et aucune sanction du CSM ne nous dit qu’il est coupable ».

Pour Me Esteve, l’autre avocat du juge, « le dossier commence comme ça : d’abord alimenté par la réputation du M. Pichoff. Des preuves, il n’y en a pas. Il y a des indices. Mais additionner des indices peu fiables ne fait pas un faisceau d’indices fiables. » Il insiste : les versements ne suffisent pas à caractériser un pacte de corruption.
« Quant à cette réunion de novembre 2010, à supposer même qu’ils se soient vus : et alors ? Ils se connaissent, ils sont du même milieu : et alors ? »

« L’auteur du pacte c’est M. Dalongeville »

Une partie du barreau de Lille est sur le pont : Me Squillaci, Me Doller, Me Calzia, Me Bensoussan, Me Baron défendent les autres prévenus. Les avocats épargnent Pierre Pichoff, mais tous en cœur ils chargent Lefrère : ce mythomane, ce faux entremetteur ! À cause de lui, on est au bord de l’erreur judiciaire !

« A quel moment pouvons-nous penser que M. Lefrère nous dit la vérité ? Qu’il nous ment ? Qu’il fait un tout petit mensonge ou un très gros mensonge ? » demande maître Baron.

Me Bensoussan n’est pas embarrassé par les 10 000 € que son client, Guy Mollet, aurait versés à Pierre Pichoff : « Ce n’est pas la preuve que le chèque soit en lien avec l’affaire, ou à destination d’un pacte de corruption. »

L’avocat accuse Gérard Dalongeville, l’ancien maire d’Hénin-Beaumont : « L’auteur du pacte, c’est M. Dalongeville, le demandeur, c’est lui ! »

« Un gars naïf tombé dans un piège »

Enfin la plaidoirie de Me Régine Calzia commence. Comment va-t-elle défendre son José Lefrère, « le pilier de ce dossier » ? Elle l’a laissé parler tout son saoul. Pour que le tribunal se rende bien compte, pour qu’il entrevoit le délire solitaire de ce prévenu pas ordinaire.

« Je ne suis pas psychologue. Je n’ai pas les outils, mais manifestement il y a un souci. Il a cette capacité de ne jamais apporter le début d’une réponse. »

A peine Me Calzia ouvre-t-elle la bouche que des clameurs s’élèvent depuis les cellules du dépôt, situées sous la salle d’audience. Des prisonniers frappent les murs. Les boiseries tremblent. L’avocate persévère, construit sa défense sur le réquisitoire de ses confrères. José Lefrère était perdu dans ce procès comme il est perdu dans le monde.

« Il n’a rien vu, il n’a rien compris. Il se trouvait pris dans un système. Il était dans la logique de son petit porte-monnaie, et il n’est pas allé plus loin. Il est dans son monde, vous le savez. « C’est un mytho » : combien de fois avez-vous entendu cette phrase ici ?
Pour le renvoyer devant le tribunal correctionnel, on a raccroché les mensonges les uns aux autres. Mais il n’y a rien, si ce n’est dans la tête de M. Lefrère. (…)
Son casier judiciaire ne comporte aucune inscription. Ce monsieur a des difficultés. Je ne peux que solliciter une relaxe. C’est un gars naïf tombé à pieds joints dans un piège qui lui a été tendu. »

Donnant corps à cette plaidoirie, José Lefrère lâche une dernière confidence : « On s’est tous aimés et maintenant tout le monde se déteste. C’est dommage qu’on en arrive là. »

Relaxe générale…

Le délibéré rendu le 7 septembre 2016 relaxe tout ce petit monde, y compris Lefrère et Pichoff . Malgré la concomitance entre les versements sur le compte bancaire du juge et les affaires impliquant chacun des prévenus, le tribunal a estimé que les éléments apportés ne constituaient pas des preuves suffisantes et que les témoignages recueillis manquaient de crédibilité.
Le juge Pichoff écope d’une simple amende de 4 000 € avec sursis pour faux. Il avait falsifié un relevé bancaire pour obtenir un crédit à la consommation…

José Lefrère, seul prévenu à être venu écouter la décision, ne laisse pas transparaître son soulagement. Il a raison : quelques jours plus tard, le parquet interjette appel.

Tous les prévenus seront rejugés en avril 2018 devant la cour d’appel de Paris. Et la cour estimera cette fois : « Les faits reprochés sont graves et impliquent un magistrat, à la dérive et déjà sanctionné disciplinairement. Il a transgressé les frontières habituelles entre le juge et les justiciables avec l’aide d’un ami qui a su tirer profit de ses faiblesses tout en se donnant un rôle important auprès de justiciables sensibles aux possibilités ainsi offertes.

Le 4 avril 2018, la cour d’appel reconnaîtra le Pierre Pichoff et José Lefrère coupables de trafic d’influence et les condamnera à cinq ans de privation de leurs droits civiques, civils et de famille. Mais elle relaxera l’ex-juge pour la falsification de son relevé bancaire. Les autres prévenus seront condamnés à la même peine, pour des durées de deux à cinq ans.

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