Trois ex-Anonymous âgés de 22, 25 et 26 ans comparaissaient le 23 février 2016 devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir piraté des sites Internet gouvernementaux et mis en ligne les données personnelles de 541 fonctionnaires de police.

Ils sont tout endimanchés, ces fameux hackers aux visages jusqu’alors inconnus, Quentin, Florent et Lucas, alignés ensemble devant le tribunal correctionnel pour répondre des faits de piratage informatique et de divulgation d’informations personnelles en février 2012. Sunki, Robert69 et Calin – leurs pseudonymes à l’époque – étaient âgés de 19, 22 et 23 ans et se réclamaient des Anonymous, communauté de hackers plus ou moins actifs selon leur engagement et leurs compétences. « Vous allez entendre parler de nos amis policiers », tweetait Calin. Mais ce sont eux qui ont eu affaire à la DCRI, puis à la justice qui leur reproche aujourd’hui d’avoir piraté le site du syndicat SGP Police FO, extrait et mis en ligne les noms, prénoms, numéros de téléphone, adresses email de 541 fonctionnaires de police, et d’avoir « défiguré » les pages d’accueil des sites immigration.gouv.fr, modernisation.gouv.fr et rgpp.modernisation.gouv.fr consacré à la diminution des dépenses de l’Etat.

En 2011, deux événements mettaient en ébullition l’univers des Anonymous français. Trois autres pirates étaient arrêtés pour avoir hacké les sites Internet d’EDF : quelques semaines après la catastrophe de Fukushima, ils entendaient punir le fournisseur d’énergie pour son orientation nucléaire. Et le FBI fermait le serveur de téléchargement MegaUpload. Cette répression a-t-elle motivé Quentin, Florent et Lucas à agir à leur tour ? C’est ce que suggèrent l’enquête de police et l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel.

« Association de malfaiteurs »

Au procès, le jeune procureur ne parvient pas à éclairer davantage le mobile du délit mais accuse le trio d’association de malfaiteurs.

En cybercriminalité, « on interpelle peu, on défère peu. Là, on a eu de la chance ! Que se serait-il passé si les faits s’étaient déroulés à l’aube des attentats ? (…) Ce ne sont pas des pieds nickelés, ce sont de vrais hackers. Je considère que ces prévenus sont des gens dangereux ».

Et de requérir, sans distinction de responsabilité, un an de sursis et 5 000 euros d’amende pour chacun, ainsi que le maintien de la mention au casier judiciaire, en concluant d’un ton mauvais : « Ils ne sauraient être considérés comme des anonymes ! »

Aujourd’hui côte à côte, les trois hommes ne se connaissaient pas. « On voyait les pseudos passer sur les forums. On était peut-être 300. On ne savait rien des personnes avec lesquelles on discutait », explique Quentin, le cadet et le plus assuré. Très brun, il porte une veste noire, une chemise blanche, des lunettes à monture noire. Il s’exprime aisément, techniquement, en affrontant les magistrats d’un regard bleu et sans angoisse apparente. Le second, Florent, tout en blondeur, cheveux peignés et barbe soignée, ressemble désormais à un avocat, dans une veste bleue bien coupée, chemise et pantalon assortis. Il parvient mal à masquer son inquiétude mais dans son dos, depuis le premier rang du public, sa petite amie souffre pour lui et le couve d’un regard intense. L’aîné, Lucas, semble encore un peu déguisé en Anonymous, avec ses cheveux châtains mi-longs, sa barbe éparse, son costume noir trop large et sa cravate rouge. « Son pseudo c’est Calin, son email grosnounoursbleu et son adresse IP, c’est chez sa mère », minimise sa jeune avocate, Me Laguens. Même les enquêteurs ont estimé qu’en 2012 ses modestes connaissances informatiques ne pouvaient le faire passer pour un affreux pirate.

Le premier, Quentin, se serait contenté de rechercher des failles de sécurité – « elles m’ont sauté aux yeux » – puis de les rendre publiques. Il a pris soin au préalable d’alerter le webmaster du site syndical, « mais il n’en a pas tenu compte ». Un autre Anonymous, dit Shanon, le grand absent à la barre, le vrai coupable, aurait extrait les données personnelles des policiers pour les diffuser. Florent les aurait peut-être hébergées et partagées mais « il n’est pas poursuivi pour cela », précise son avocat. Enfin, Lucas a simplement claironné ces actions sur les forums pour « l’intérêt général, la liberté d’expression ». La liberté : le mot est lâché, les avocats s’en emparent.

« Le prochain Jean Moulin sera un geek »

« Il y a d’autres moyens pour défendre les libertés que de le faire derrière un masque, gronde Me Merchat l’avocat du syndicat de police. Je pense à Émile Zola par exemple. Quand il défend les libertés, il le fait publiquement, et ça lui coûte cher ! »
Et son confrère, Me de Bary, de s’étonner : « On me parle de liberté mais les délégués syndicaux défendent les libertés. On prône l’anonymat mais ce sont ces fonctionnaires de police que l’on a privés d’anonymat ».

En face, on ne se laisse pas impressionner ; Me Matthieu Hy, l’avocat de Quentin, évoque « le petit frisson de l’anonymat quand on a 20 ans. Eux ont compris ce que les plus de vingt ans ne comprendront pas, c’est que le prochain Jean Moulin sera un geek ! » Les avocats de la police et de l’État sursautent à l’unisson en partageant entre eux leur indignation.

Et M. Laguens pointe les négligences des éditeurs. « Le préjudice d’image, c’est parce que le site manquait de maintenance. » Avant la publication des noms, le secrétaire général du syndicat policier fut informé de la faille signalée par Quentin au webmaster. Son commentaire : « Nous n’y avons pas porté plus attention que ça ». De son côté, Me Hy repère dans les préjudices listés par l’avocat de l’Etat des frais de migration, qui correspondent en réalité à une refonte du site dont on exige maintenant le remboursement. Il demande au tribunal de relaxer les prévenus ou de limiter les dommages et intérêts à un euro symbolique.

Aujourd’hui, Quentin travaille chez Google au traçage des internautes, Florent œuvre dans la télécommunication et Lucas à la conception de logiciels. Pendant leurs explications dans la salle d’audience en boiseries sombres et tapisseries beiges, on entend s’élever à travers les fenêtres les claquements de sabots des chevaux qui passent quai des Orfèvres, curieuse réminiscence du passé dans ce procès tellement XXIe siècle.

« J’ai le droit de ne rien y comprendre »

Un mois plus tard, le 22 mars 2016, le tribunal condamne Quentin à 5 000 € d’amende, Florent et Lucas à 3 000 €.
Plus 1 € chacun de dommages et intérêts pour préjudice moral à l’État et au syndicat SGP Police FO, ainsi que solidairement 18 100 € pour préjudice matériel à l’État et 2 500 euros pour frais de procédure.
A cela s’ajoutent 200 € de dommages et intérêts pour préjudice moral et frais de procédure à chacun des 81 fonctionnaires de police qui s’étaient constitués partie civile, soit au total 16 150 € à régler solidairement.

La défense a évité la prison avec sursis et obtenu que la condamnation ne soit pas inscrite au casier judiciaire des prévenus.

Maître Hy, l’avocat de Quentin, manifeste néanmoins son mécontentement :

« Les demandes étaient exagérées. L’État a obtenu ce qu’il demandait, le remboursement de la facture, et c’est sans doute le plus contestable dans cette décision. Même si le jugement donne une impression de mesure, je ne suis pas sûr que ce soit suffisant pour nous convaincre de ne pas faire appel. Nous allons réfléchir. »

Lucas était seul présent à la barre pour affronter le délibéré. Malgré sa cravate et ses cheveux coupés de frais, il paraît dans les couloirs un peu perdu, sonné :

« Certes, nul n’est censé ignorer la loi mais moi j’ai le droit de ne rien y comprendre. »

Pierre Anquetin sur Place du tribunal

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